« La distinction » de Pierre Bourdieu est un livre à la vérité brûlante, nocive même. Quelques pages qui restituent avec génie et simplicité le kaléïdoscope de nos sociétés modernes. Aujourd’hui la réalité sociologique fait que huit enfants sur dix restent au même statut social que leurs parents, un sur dix fait mieux et un sur dix fait pire. Est-il humainement possible de vivre avec cette loi d’airain à l’esprit ? Peut-on espérer, rêver, nourrir des projets, imaginer son avenir quand on connaît ce poids de la naissance dans une certaine catégorie sociale ? L’immense majorité des gens dans nos sociétés occidentales ne pourra s’élever socialement au-dessus de ses aînés. Un simple sondage auprès des 15-25 ans suffirait à montrer que la plupart d’entre eux croient qu’ils réussiront à faire mieux que leurs parents, à s’élever socialement. Pourtant, la loi de la Distinction est bien là, omniprésente dans l’ombre des cursus scolaires et du marché du travail pour chacun d’entre nous. Quel individu pourrait vivre en sachant que sa voie est quasiment tracée, que son évolution sera restreinte dès ses origines, que sa liberté est limitée ? L’esprit humain ne peut accepter une telle prédestination à l’identique. C’est bien là que réside le génie du capitalisme des sociétés occidentales modernes : réussir à faire croire à l’ensemble des composantes du corps social que s’il veut, s’il travaille, s’il le mérite et même s’il a de la chance, il pourra atteindre les sommets de la société. Et que là réside le bonheur. Qui ne rêve pas de gloire, d’argent, de réussite ou tout simplement d’un avenir meilleur ? Mais la statistique est là : seule une personne sur dix fera mieux que ses parents. Cette simple possibilité est le ressort le plus puissant de la soumission des individus à la vie en société. L’existence d’une issue, lointaine, improbable suffit au maintien de la masse des individus. Ce champ du possible est la matrice de l’acceptation de l’ordre établi. Les Etats-Unis et son rêve américain en est le plus bel exemple. Ce pays, où les inégalités sociales sont parmi les plus importantes des pays du Nord, demeure celui où tout semble possible pour tout un chacun dans l’imaginaire collectif, même international. Par ailleurs, il est essentiel de regarder deux autres géants en devenir de la géopolitique mondiale à travers le prisme de ces champs du possible : la Chine en l’Inde. L’Inde, pays démocratique le plus peuplé au monde est composé de castes quasi étanches. Néanmoins, l’existence d’un fait spirituel très prégnant dans la société indienne libère les Indiens de cette soumission par une issue mystique et divine supérieure. Un élément primordial que ne connaît pas la Chine où la situation est aggravée par l’absence de liberté politique. Sans être une société de castes, la Chine demeure très inégalitaire géographiquement, socialement et sociologiquement. L’esprit des travailleurs chinois est sclérosé par cette sécheresse qui n’admet aucun champ du possible. Le risque de soulèvement et d’effondrement de cette société n’en est que plus grand, voire peut-être inéluctable. La vérité sociologique est une loi d’airain aussi rigide que l’esprit humain a besoin d’espoir et de liberté. Quand les deux entrent en conflit, l’Histoire s’écrit.
(13 juin 2011)